Histoires de femmes
I
Je suis en colère. Il est minuit et je rentre chez moi à pied. Heureusement, ce mois de décembre est doux, et la clarté de la lune illumine le chemin à travers les vergers. Je préfère marcher une heure plutôt que de lui demander de me ramener. Et ça me calmera peut-être. Non, ça ne me calme pas. Je suis en colère. Comment ai-je pu rester sans rien dire au restaurant ? Alors qu’elle se plaignait en boucle qu’elle ne pourrait ni skier, ni manger de raclette, ni de fondue, et pas de viande séchée… Sans me demander ce que je donnerai pour ne pas pouvoir skier, pour ne pas pouvoir manger de viande séchée ? Tout !!! Je donnerai tout ! Mais tellement accaparée par sa grossesse, elle ne m’a rien demandé. Je n’existais que pour assister à son show.
II
Quelques jours plus tard, la colère gronde encore en moi. Et s’il fallait en passer par là ? Par une FIV ? Voilà 3 ans que nous essayons depuis la fausse couche. Mon gynéco n’a pas été tendre en septembre, une amie craint que je passe à côté de la maternité en m’obstinant à ne pas vouloir être aidée par la médecine… Et Jules ? Il est d’accord pour essayer encore 6 mois comme ça, après il est pour tout le tralala.
C’est les vacances de Noël, le 21 décembre, je suis à la bibliothèque municipale, je me retrouve devant le rayon touchant au désir d’enfant, et je le dévalise.
III
Je passe mes journées dans les bouquins.
« Les enfants du désir, destins de la fertilité » de Monique Bydlowski
De la psychanalyse, très théorique… J’en ai retenu une chose, il serait difficile de tomber enceinte si la jeune femme n’éprouve pas de la gratitude envers sa propre mère.
« Je t’attendais » de Judith Uyterlinde
Bouleversant, en serais-je capable ? De traverser toutes ces épreuves ? A lire, une belle histoire de vie, qui dévoile la force qui réside en chacune de nous
« Un jour, je suis morte » de Macha Méril
Macha Méril exhorte toutes les femmes à ne pas passer à côté de la maternité, de ne pas faire la même erreur qu’elle. Ce livre me laisse dubitative, n’avons-nous pas toutes le droit à nos propres choix ?
« Concevoir un bébé. Résoudre les problèmes de fécondité, mettre toutes les chances de son côté pour être enceinte » de Marina Nicholas
Un guide pratique. Il faudrait envoyer une mèche de cheveux à faire analyser pour constater si nous sommes en carence de minéraux. Je ne vais pas plus loin dans ma lecture. « Je t’attendais » a déjà répondu à mes questions concernant la procréation médicalement assistée.
Entre mes lectures, je fais du yoga. Sur yogaglo. « Yin fertility for phase II of your moon cycle » de Carole Westerman. Ses mots et cette pratique m’apaisent. « Let the pose and the gravity do the work for you, there is nothing for you to do. » « Send your breath to the kidney area, this part of the cycle is when we are approaching the date when we may or may not have our cycle, may or may not know if we are pregnant, apprehension start to build. Relax around the process, invite the trust, worry and obsessing doesn’t serve use… »
Facile à dire. Quasi impossible à mettre en pratique plus de 20 minutes (la durée du cours).
IV
Je vais manger avec ma tante. Elle a tenu à ce que l’on se rencontre avant mon anniversaire. Je sais déjà ce qu’elle veut. Et ça m’énerve. Sa curiosité. Elle me demande comment je vis l’arrivée de mes deux neveux. Allez, je déballe tout.
C’est merveilleux d’avoir ces deux petits bonhommes, je suis heureuse de les voir là. Les repas en famille durant les grossesses de ma sœur et de ma belle-sœur ont été, eux, pénibles, surtout lorsque tout le monde rigolait à table de leurs deux gros bidons. Ces moments-là étaient affreux… Ma détresse au milieu des rires…
Et de lui raconter ma fausse couche, les analyses chez le gynéco qui n’ont pas montré de problèmes et mon désir d’attendre… au moins encore un peu… avant de me lancer dans l’aventure de la procréation médicalement assistée. Elle non plus n’a pas pu avoir d’enfant, à elle de me raconter ses difficultés alors qu’elle voyait ma mère enchaîner les grossesses. Elle avait ma garde à la naissance de mon frère. Au lieu de me ramener chez mon père le matin prévu, elle m’a « kidnappé » pour la journée sans avertir mes parents et m’a seulement ramenée le soir…
Et elle déverse dans mes oreilles sa philosophie actuelle, un positivisme à outrance, qui me donne l’impression qu’elle se réjouit de ne pas être la seule à avoir à affronter les galères de la vie.
V
Je trouve un livre numérique plein de bons conseils « Eat, Breathe, Conceive. Getting pregnant with fertility yoga and nutrition » de Rika Lukac… Je mets en place de petits changements…
VI
Le 31 décembre… mon anniversaire. J’attends l’arrivée de mes règles. J’appréhende déjà la soirée car je vais revoir Sabrina. J’ai esquivé la visite lors de la naissance de son deuxième bébé, et j’avais un stage de yoga lors d’une rencontre prévue avec notre cercle d’amis dispatchés aux 4 coins de la Suisse. Ce qui m’arrangeait bien. Je n’aurais pas pu supporter les discussions « bébé ». Les reproches attendus, déguisés d’un sourire, ne se font pas attendre. Je bois du vin et je mange des huîtres. Ces maudites vont de toute manière finir par arriver. Je commence à en avoir l’habitude.
VII
Janvier, les maudites ne viennent pas. J’attends avant d’appeler le gynéco. Je suis terrorisée par le premier rendez-vous. Je ne bois plus de café, je bois des litres et des litres de tisane de fenouil. Je ne sais plus ce que je peux et ce que je ne peux pas manger. Je ne suis pas heureuse. J’ai peur. Et si le cœur ne battait pas, comme la première fois ? Alors j’essaie de n’écrire aucun scénario dans ma petite tête, rien, pas de scénario catastrophe, pas de film à l’eau de rose. J’attends.
Le cœur bat. Je suis terrorisée à l’idée de mon deuxième rendez-vous.
J’annonce la nouvelle à ma prof de yoga, terrorisée à l’idée de faire des postures contre-indiquées. Ma prof de yoga se réjouit plus que moi.
Deuxième rendez-vous. Le cœur bat. Mais les jours se ressemblent. Comment se fait-il, après tout ce temps, que tout d’un coup, enfin, un cœur bat ? Pourquoi ? Comment ? Y a-t-il une explication ? Est-ce Carole Westerman, Rika Lucac ou Judith Uyterlinde ? Y a-t-il quelque chose que j’ai fait juste cette fois et que je faisais faux avant ?
Il n’y a pas d’explication.
VIII
J’annonce la nouvelle au boulot. Quelques jours plus tard, une collègue me confie qu’elle est aussi enceinte. Elle a arrêté la pilule en décembre. Elle n’a plus eu ses règles. Elle a bientôt son premier rendez-vous, à 9 semaines de grossesse.
Pas tout le monde ne traverse le pire, mais j’essaie de la préparer… Si seulement quelqu’un l’avait fait pour moi. Je lui raconte ma fausse couche de 2012, mes rêves déchirés, ma vie qui s’écroule, elle me répond que son Édouard, lui, il a de bons gènes.
Je la trouve arrogante. Alors qu’elle sait qu’on essaie depuis un moment d’avoir un bébé, elle étale devant moi son histoire de grossesse express en insistant qu’elle a mérité ce bébé, après tout ce que lui a fait subir la vie, et en insinuant que les gènes de Jules, ou les miens, ne sont pas bon. Et surtout, elle étale devant moi sa certitude que tout ira bien, alors que moi, enceinte de 3 mois, je ne suis plus sur de rien.
Pourtant, je n’arrive pas à lui en vouloir. En 2012, j’étais pareille.
IX
Je cache mon ventre qui s’arrondit sous des pull-overs et des t-shirts amples, j’ai tellement souffert des ventres affichés tels des trophées. Ils me criaient « regarde-moi, j’ai réussi, pourquoi toi, tu n’en es pas capable ? ».
X
Ma collègue m’apprend sa fausse couche par sms. Je suis effondrée. Personne ne devrait avoir à vivre ça, même pas elle. Je lui écris une carte, je ne sais comment la soutenir. Elle semble remonter la pente bien vite. Édouard et elle achète un chalet. Mais je ne crois pas aux apparences. Elle sait que je suis là, si elle en a besoin. Mais je crains être la dernière personne à qui elle ait envie de se confier. Je commence à avoir un gros bidon. Je passe du côté adverse.
XI
Je retourne partager un verre avec ma tante, mon ventre bien caché… Elle me dit que j’ai tort de ne pas le montrer, elle me dit que je dois être heureuse.
J’essaie de lui expliquer que oui, je suis heureuse, mais que mon bonheur est silencieux, lumineux, doux. Certaines personnes le perçoivent. D’autres pas.
Elle ne me comprend pas. Pour elle, il ne semble pas y avoir de bonheur s’il n’y a pas d’exubérance.
XII
J’ai passé mon week-end à me demander comment être parfaitement heureuse. Alors que Lily ne l’est pas ? Que tant d’autres ne le sont pas ? Que Little R n’est plus ? Que Little M a tant souffert ? Que ma collègue a perdu son bébé ?
C’est me bercer d’illusions que de croire qu’un monde parfaitement heureux peut exister….
XIII
« Avant de savoir ce qu’est réellement la bienveillance, vous devez avoir perdu quelque chose, sentir que le futur se dissout en un instant comme le sel dans un bouillon. »
Naomi Shihab Nye
XIV
Pour Lily, pour toutes les femmes qui désirent un enfant, pour que leur désir se réalise.
Pour toutes les femmes.
Pour qu’on s’accepte telles que nous sommes, avec nos « laideurs », nos détresses, nos découragements.
Pour qu’on puisse reconnaître nos forces, notre courage et cultiver un peu de douceur envers nous-mêmes et envers les autres.
Pour qu’on accepte de montrer aussi nos vulnérabilités… Telles qu’elles sont… Sans les déguiser…
Pour qu’on arrive à s’entraider, quelle que soit notre situation…
comme c’est beau, Green…
tout en transparence… des mots humains et généreux
Merci… J’en avais tellement besoin, d’écrire ce texte…
Garde précieusement et polis ta belle âme ! Merci